Maroc
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Leïla Doukali

 

Leïla Doukali est depuis 2019 la présidente nationale de l'Association des femmes chefs d'entreprises du Maroc (AFEM), fondée en 2000 et forte de 200 membres. Diplômée en gestion et relations internationales de l'Université de la Sorbonne (Paris), Leïla Doukali compte plus de deux décennies d'expérience en affaires, dont la gestion du groupe familial et sa propre entreprise, Variations (Gérard Darel et Pablo) dans le domaine de la mode. Elle s’investit pour aider les femmes chefs d'entreprise à obtenir plus de succès, et cultive une passion pour la mobilisation de tous pour créer des emplois, libérer des opportunités et développer les infrastructures.

Selon une étude récente de l'Observatoire marocain de la très petite et moyenne entreprise (OMTPME), les femmes représentent 16,2 % des chefs d'entreprise au Maroc. Ce chiffre progresse-t-il rapidement ? 

Ce chiffre me semble un peu contestable, car l'écart est important avec d'autres organismes, qui avancent plutôt des parts de 10 % (Organisation internationale du travail) ou 12 % (Haut commissariat au plan). La part des femmes chefs d'entreprise, même si l'on considère qu'elle est située dans une fourchette de 10 % à 15 %, n'est de toute façon pas très bonne, compte tenu du potentiel que peut représenter l'implication de la femme marocaine dans la boucle économique.

Plus de la moitié des bancs de l'université est en effet occupée par des étudiantes au Maroc. Ensuite, nous les perdons... Le nombre de femmes chefs d'entreprise ne progresse pas aussi rapidement que nous le souhaitons, ni comme il devrait, car les femmes n'ont pas les mêmes chances que les hommes d'entreprendre dans des conditions saines, afin d'asseoir leur compétitivité. Le contexte est plombé par de multiples contraintes socio-économiques.

Cela étant, le potentiel de compétences féminines est énorme, et il faut le mobiliser. L'écart des chiffres cités montre par ailleurs qu'une étude poussée sur l'entrepreneuriat féminin est nécessaire, d'autant que nous n'avons pas les données post-Covid. Nous savons qu'au premier trimestre 2022, le nombre d'ouverture de sociétés a augmenté de 22 % par rapport à 2021, sans information sur le nombre de femmes créatrices d'entreprises. Au plan du financement, les chiffres augmentent également, sans information sur les montants drainés par les femmes. Nous avons besoin de traiter le genre dans toutes les facettes de l'entrepreneuriat - une étude que l'AFEM ambitionne de faire -, pour ensuite trouver les meilleures solutions et avoir un réel impact. 

La faible part de femmes chefs d'entreprise est-elle en phase avec un marché du travail où seulement 20 % des femmes sont actives contre 70 % des hommes - et où 8 % des dirigeants de grandes entreprises publiques et privées sont des femmes ? 

En outre, le chiffre des femmes actives sur le marché du travail régresse ! Il était de 26 % en 2012. Nous ne sommes pas en phase, si nous considérons le nombre de femmes ayant fait des études supérieures jusqu'à 25 ans, mais qui lâchent leur carrière et leurs ambitions professionnelles pour différentes raisons. 

Sur 100 femmes, 20 travaillent. C'est loin d'être suffisant, et nous n'atteindrons pas les objectifs du Nouveau modèle de développement (NMD) si seulement la moitié de la population est impliquée. Une étude de la Banque mondiale indique que le taux d'activité des femmes au Maroc devrait se situer entre 35 % et 40 %. D'un point de vue économique, le Maroc connaît une déperdition énorme en termes de compétences, d'autant plus que la femme est rigoureuse, éthique, dévouée.

D'un point de vue sociétal, son épanouissement est en berne. Elle n'est pas à sa juste place. Il faut trouver tous les moyens de mettre en avant la femme et la rassurer, tout en sachant que créer une entreprise représente un parcours du combattant. Le Maroc affiche un taux de femmes ingénieures (43 %) supérieur à la moyenne mondiale (28 %), mais elles vont vers le salariat. C'est pourquoi l'AFEM se rapproche de plus en plus des universités pour leur dire de ne pas oublier de former au management et de sensibiliser les étudiantes aux métiers créateurs de valeur,  notamment dans le digital, afin d'ouvrir d'autres voies que celle du commerce, que suivent nombre de femmes.

J'ajouterais que dans cette situation, la femme porte une part de responsabilité, en raison de son manque d'audace et d'ambition. Un homme n'aura pas de mal à pousser la porte et demander une promotion, alors qu'une femme sera plus réservée. Le Maroc ne représente pas sur ce point un cas particulier : Christine Lagarde, l'ancienne directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a raconté qu'aucune femme ne s'était manifestée lorsqu'elle a proposé des postes pour des évolutions de carrière.

Dans le détail, 25,5% des auto-entrepreneurs actifs sont des femmes selon l'OMTPME. Comment analysez-vous ce chiffre ?

Il démontre bien les difficultés des femmes à se structurer, à adopter le statut d'une SA ou d'une SARL. Elles se contentent d'un statut peu contraignant qui les sécurisent en termes de management. En sommes, elles restent petites. Elles dirigent souvent des ateliers, opèrent dans le commerce, les soins. Elles créent des savons, travaillent la rose ou l'huile d'argan. Elles opèrent aussi dans le coaching, en formant des personnes sans essayer de prendre plus de parts de marché. Le chiffre d'affaires annuel moyen des femmes chefs d'entreprise du niveau supérieur aux auto-entrepreneuses ne dépasse pas 300 000 à 400 000 euros, ce qui n'est pas énorme. 

Dans le milieu rural, on trouve un vivier incroyable de femmes qui travaillent pour subvenir aux besoins de la famille. Il faudrait les identifier, même si beaucoup d'entre elles opèrent dans l'informel, pour les accompagner et les aider à grandir. Voici un taux parlant : 20 % de femmes disposent d'un compte bancaire, un chiffre à corréler avec les 20 % de taux d'activité de la femme.

Quelles sont les contraintes socio-économiques que vous avez mentionnées, auxquelles les femmes font face dans l'entrepreneuriat au Maroc, en raison de leur genre ?

La position familiale de la femme n'est pas encourageante. Le choix d'une vie conjugale fait partie de nos traditions, il ne faut pas le nier, de même que la maternité - un frein dans la mesure où les structures de prise en charge des enfants en bas âge font défaut. Les femmes font aussi face à des contraintes d'éducation : elles doivent faire de leur famille, et non de leurs ambitions, une priorité. Elles se trouvent aussi majoritairement dépourvues de biens fonciers, à cause de la problématique de l'héritage, et donc dans l'incapacité de proposer des garanties aux banques.

Une volonté politique d'insertion des femmes dans l'économie est manifeste depuis 20 ans, et des programmes de soutien existent. Quel est leur impact en matière d'entrepreneuriat ? 

Le programme Intelaka mis en place en février 2020 représente l'étape numéro deux dans le processus de création d'entreprise, car il faut déjà avoir déboursé de l'argent avant de pouvoir y prétendre - pour élaborer son business plan, louer des bureaux, etc. Le programme Forsa, lancé en avril, permet de compléter cette mise de départ, très difficile à obtenir pour les femmes et les jeunes. 

Pour changer les mentalités, il faut aussi du face-à-face, du corps-à-corps. La femme marocaine veut de plus en plus son autonomie financière, son indépendance - mais elle se marie, a des enfants et se retrouve ensuite dans un piège. On la retrouve ensuite à 40 ans, l'âge moyen au Maroc de la création d'entreprise par la femme.

Avez-vous des exemples de success stories féminines ?

Saloua Karkri Belkeziz, notre présidente fondatrice, a pensé l'AFEM en 2000 et fait aboutir son rêve, en lançant un incubateur dès 2005. Comme dit l'adage, "ce que femme veut, Dieu veut!". Elle a mobilisé autour d'elle et fait grandir son entreprise dans les nouvelles technologies.

Chaibia Balbzioui Alaoui, présidente régionale de l'AFEM pour la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, a été incubée par l'AFEM. Cette ingénieure métallurgiste a lancé BCSS industrie dans la métallurgie et emploie aujourd'hui plus de 250 personnes. Touria Sbiri a créé sa société, Serp Recyclage, qui fonctionne très bien dans la gestion et la valorisation de déchets. 

Miriem Bensaleh-Chagroun a certes été présidente de l'organisation patronale qu'est la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), de 2012 à 2018, mais le pays ne dispose que de très peu de "role models", avec des forces locomotives qui donnent envie. Les femmes chefs d'entreprise existent, mais restent invisibles - en partie parce qu'elles ne veulent pas parler. Des amis dans les médias me disent qu'ils cherchent des témoignages de femmes, mais ne les trouvent pas. C'est un paradoxe : dans notre société, les femmes ne prennent pas la parole ; mais si nous ne sommes pas présentes sur la place publique, comment inspirer d'autres femmes et faire en sorte qu'elles osent ?